Le management des systèmes complexes

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La place de l’entrepreneur dans les systèmes complexes : le management créatif

Ce texte présente la version française de l’ouvrage de Jean-Alain Héraud, Fiona Kerr et Thierry Burger-Helmchen sur le management créatif des systèmes complexes (publié chez Iste en 2019). Il reproduit la note parue sur le Blog RRI/Alternatives Economiques:

https://blogs.alternatives-economiques.fr/reseauinnovation/2019/03/28/le-management-creatif-la-place-de-l-entrepreneur-dans-les-systemes-complexes

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De nos jours, dit-on, tout est de plus en plus compliqué. Peut-être… Et si on parlait de complexité ? Paradoxalement, on y verrait sans doute un peu plus clair. A condition de bien définir la complexité. Pour poser tout de suite une définition, au moins provisoire, nous dirons qu’un système compliqué est analysable et prévisible dans son comportement – à condition d’y mettre les moyens en expertise et en calcul -, tandis qu’un système complexe garde toujours une part d’imprévisibilité en raison de boucles de rétroaction et de processus d’apprentissage internes qui font émerger des règles nouvelles de manière auto-organisée et non programmable. Ce qu’analysent Héraud, Kerr, Berger-Helmchen (2019), c’est comment un management créatif peut arriver à piloter un système complexe.

On observe que la gouvernance des organisations devient dans de nombreux cas  très complexe, en raison de la multiplication des parties prenantes et de la diversité des opinions, comme de l’instabilité de l’environnement économique, social, culturel et technologique. A tel point qu’on se demande parfois s’il y a un pilote dans l’avion. Très sérieusement, la question se pose de savoir quoi faire quand la complexité d’un système dépasse la possibilité de contrôle par un humain – même entouré de toute son administration et secondé par l’intelligence artificielle. Si le manager reconnaît lui-même qu’il ne peut pas tout contrôler, quelle mission doit-on lui assigner?

Dans les organisations publiques la difficulté de gouverner s’accroît avec l’exigence d’inclusion dans les processus décisionnels (démocratie participative) et la remise en cause des élites, voire de toute forme d’expertise officielle. Dans les entreprises, la direction doit prendre en compte l’intérêt des actionnaires (eux-mêmes souvent très partagés sur certaines questions), ceux des salariés, des partenaires, des parties prenantes… tout en engageant l’avenir de l’organisation dans un contexte économique et réglementaire fluctuant. Le manager doit-il principalement apporter des compétences techniques et organisationnelles particulières, ou bien attend-on de lui une autre type de contribution: de l’imagination pour concevoir une vision à long terme, un sens du leadership, mais aussi de l’écoute ?

Nous voulons insister ici particulièrement sur cette notion d’écoute qui est indispensable dans le cadre de systèmes complexes. Vis-à-vis des acteurs internes, il s’agit non seulement de connaître les points de vue, les motivations et les craintes des gens, mais aussi d’anticiper les éventuels mouvements de fond qui mûrissent au cœur des communautés de connaissance (Cohendet et al, 2006). L’écoute des facteurs externes, quant à elle, ne se limite pas au recueil d’informations objectives préformatées, comme le prix, la taille du marché, ou les normes techniques, etc., mais concerne aussi la détection de signaux faibles avant-coureurs de grands changements. Ces phénomènes émergents sont le propre des systèmes complexes, capables d’évoluer de manière peu prévisible par auto-organisation.

Tout système complexe est créatif et c’est ce qui fait la différence avec les organisations au comportement linéaire que l’on peut facilement piloter quand on en connaît les règles. Ici, les règles se réinventent par phases successives peu prévisibles. Cela remet en question le management traditionnel qui recherche le contrôle le plus parfait. Le pilote d’un système créatif doit être lui-même créatif, c’est-à-dire à la fois imaginatif et prêt à accepter des changements dont il n’est pas personnellement à l’origine – et qu’il saura mettre à profit (sérendipité). Pour cela, il sera toujours à l’affût de phénomènes nouveaux, difficiles à interpréter dans leur phase d’émergence, ces signaux qui apparaissent « faibles » surtout parce qu’ils ne sont pas en accord avec les discours dominants, ou parce qu’on n’a pas encore construit le langage qui va avec.

Un cas d’école souvent cité en contre-exemple est le management de Kodak qui a raté le virage numérique en négligeant une invention qui a eu lieu au sein même de son service de R&D en 1975! Le nouveau principe technique était trop en décalage par rapport aux représentations mentales dominantes dans l’organisation – ainsi qu’à l’image que Kodak, leader mondial de la pellicule, voulait donner de lui-même.

Le signal de rupture n’est pas « faible » en soi, c’est plutôt qu’il ne trouve pas le niveau d’écoute qu’il mérite. Le manager créatif est celui qui accepte de donner une chance aux informations disruptives. Pour cela il faut de la curiosité, une tolérance face à l’ambiguïté, et un certain goût du risque. Ces caractéristiques sont proches de celles de l’entrepreneur au sens noble, celui de Schumpeter. Elles le distingue du planificateur rationnel et optimisateur.

Ainsi, le dirigeant dont on a besoin pour piloter l’organisation dans un monde complexe n’est pas juste un gestionnaire bien formé, un expert du domaine: c’est un entrepreneur capable d’imaginer des avenirs  possibles et souhaitables (des futuribles dirait-on en prospective), puis de prendre sur ses épaules un risque raisonné mais pas calculable. L’entrepreneur – où l’intrapreneur au sein d’une organisation – prend des décisions irréversibles en situation d’incertitude forte (au sens de Frank Knight). Pour reprendre la belle formule de Kenneth Boulding, la vraie théorie de la décision n’est pas le modèle standard de l’optimisation mais la réponse à la question « How decision makers cope with ignorance and complexity? » (Boulding, 1956).

Il est intéressant d’analyser pourquoi les systèmes complexes, impliquant toujours de l’incertitude et de l’irréversibilité parce qu’ils mettent en œuvre des boucles de rétroaction auto-organisatrices, posent un problème qui défie l’analyse économique. Dans un monde certain, l’irréversibilité ne pose pas de problème, car tout peut se calculer ex ante sur autant de périodes futures que l’on veut. Inversement si tout est réversible, l’incertitude n’est pas inquiétante, car on peut à tout instant corriger le cap. En revanche dans un contexte incertain où certains des processus sont irréversibles, la décision est un art difficile qui suppose un véritable engagement personnel. Aucune intelligence artificielle ne remplacera l’entrepreneur dans un tel contexte.

Un système simplement compliqué reste fondamentalement linéaire, avec des chaînes de cause à effet bien isolables. Il reste calculable. Un système non linéaire n’est jamais parfaitement prévisible et il faut abandonner l’espoir de le contrôler parfaitement. Impossible pour le management stratégique de distinguer un temps d’analyse et de préparation, puis un temps pour la mise en œuvre. La gestion de projet dans un cadre complexe ressemble au modèle de Sarasvathy (2001) où les fins et les moyens sont co-construits.

Le degré de complexité des organisations et des projets croît avec leur taille et surtout avec le nombre de partenaires. La complexité est aussi favorisée avec le temps, car de longs délais de conception et de réalisation laissent du champ pour le développement de boucles de rétroaction dans les stratégies d’acteurs, pour l’expérimentation des coûts et avantages de diverses solutions et pour la modification des perceptions. En l’absence de gouvernance claire, les grands projets (voir le concept de mégaprojet étudié par Lehtonen et al. 2016) développent de nombreuses pathologies typiques: ils ne respectent jamais le triangle de fer « délivrer à temps, en respectant les spécifications et le budget initialement prévu ». Les exemples sont légion où toutes les contraintes ont explosé: les centrales de nouvelle génération EPR en France et en Finlande, l’aéroport de Berlin-Schönefeld et la gare de Stuttgart en Allemagne, ou le tunnel ferroviaire du mont Fréjus entre la France et l’Italie qui n’en est qu’à ses débuts.

Mais il y a aussi heureusement de grands projets comme Airbus, qui a connu une majorité de succès dans le long terme alors qu’il n’a jamais manqué de complexité sur de multiples plans: architecture de technologies variées en évolution, gestion de chaînes de sous-traitants, confrontation de normes industrielles, articulation du civil et du militaire, compromis politiques entre États fondateurs, etc.

Références

Boulding, K. (1956), “General systems theory : the skeleton of a science”, Management Science, 2(3), 197-208.

Cohendet, P., Créplet, F., Dupouët, O. (2006), La gestion des connaissances. Firmes et communautés de savoir. Paris : Economica.

Héraud, J-A, Kerr, F., Burger-Helmchen, T. (2019), Management créatif des systèmes complexes, London: ISTE ed.

Lehtonen, M., Joly, P-B., Aparicio, A. (2016), Socioeconomic Evaluation of Megaprojects: Dealing with Uncertainties. London, New York: Routledge.

Sarasvathy S. D. (2001), Causation and Effectuation: Toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency. Academy of Management Review, 26(2), 243-263.